
Jayden Marois n’avait que six ans lorsqu’il fut amputé des deux avant-bras après un accident. Sa rééducation fut longue et ses parents, Clément Marois et Judy Potvin gardèrent une attitude positive qui permit à leur fils de se sentir un enfant capable d’accomplir tout ce qu’il souhaitait.
Une fois ses membres guéris, on lui fabriqua des prothèses en silicone afin qu’il puisse se familiariser avec leur utilisation. Leurs fonctions demeuraient cependant restreintes. Malgré tout, Jayden appris à les exploiter de façon exceptionnelle.
Au fil des années, la technologie de prothèses évolua et à l’âge de 12 ans, il reçut ces premières prothèses myoélectrique. Avec de l’entraînement, beaucoup d’entraînement, il put recréer mentalement la stimulation musculaire nécessaire pour que ses prothèses détectent le signal qui leur permettait de répondre à ses commandes.
C’était le bonheur, il se rapprochait d’une autonomie presque complète.
Pendant toutes ces années, il avait ressenti la présence de ses avant-bras et de ses mains. La science appelle cette présence : les membres fantômes.
Il n’en avait même pas parlé à ses parents. Le soir dans son lit, il bougeait ses bras librement. Ses avant-bras et ses mains fantômes répondant à ses moindres commandements. Lorsqu’ils portaient ses prothèses, il avait parfois l’impression qu’elles serraient ses membres.
Ce n’était rien de bien grave. Il n'en éprouvait occasionnellement qu’un simple inconfort.
Son plus grand handicap ne se voulait pas l’absence de ses bras, mais l’absence du toucher. Les connexions sensorielles entre le cerveau et les mains sont très nombreuses.
Il avait parcouru de nombreux livres de science parlant du cerveau. Lorsqu’il lut à propos de l’homonculus de Penfield, cela changea sa compréhension du monde. Principalement, la compréhension de son monde.
L’homonculus représentait plus particulièrement l’ampleur des connexions sensorielles entre le cerveau et les mains comparativement au reste du corps. Il le dessinait très souvent au moyen de sa prothèse, mais aussi dans son esprit. Il ne pouvait comprendre pourquoi, mais c’était très important pour lui.

Il voulait réussir à figurer ce que représentait le toucher. Pour tous les gens qui l’entouraient, ce sens était quelque chose d’acquis auquel ils ne portaient que très peu d’attention.
Il observait à quel point les gens s’exprimaient avec leurs mains, comment ils partageaient leurs émotions avec leurs mains et comment ils se touchaient.
Ce n’est que vers l’âge de 16 ans qu’il comprit qu’en raison de ce handicap sensorielle, sur le plan émotionnel, il se voulait aussi différent des autres. Il ne pouvait s’exprimer, toucher, ressentir ou vivre des émotions grâce à ses mains. Il se savait handicapé sur le plan émotionnel.
Il se passionnait pour l’étude des neurosciences, du cerveau, du système nerveux, et de la biologie des émotions.
Déjà à ce jeune âge, il manipulait des concepts scientifiques que bien des étudiants universitaires avaient de la difficulté à saisir.
Il suivit aussi l’évolution des prothèses. Puis vint le jour où les premières prothèses myoélectriques sensorielles furent testées. Dès qu’il lut sur le sujet, il comprit l’importance de cette avancée scientifique et de l’impact qu’elle pouvait avoir sur lui.
Le Dr Robert Miller se voulait à la fine pointe de la recherche scientifique dans ce domaine. Jayden âgé de 18 ans, appliqua pour devenir étudiant en médecine à l’université où il enseignait. Il écrivit au Dr Miller une lettre, ou plutôt une mini-thèse sur ses observations, ses études et ses découvertes personnelles dans ce domaine.
Il tourna également une vidéo où il lui raconta sa vie et détailla la notion des émotions…
Le chercheur fut charmé par l’intelligence, la maturité et la vie de ce jeune homme qui s’était battu pour retrouver son autonomie.
Jayden débuta donc ses études en médecine et devint un des assistants de recherche du Dr Miller.
Rapidement, leur relation se transforma. Ils passaient ensemble de nombreuses heures à échanger au laboratoire. Le Dr Miller voulait comprendre la vie, les pensées et les émotions de Jayden. Il s’agissait pour lui de connaissances inédites qui l’aidaient à faire progresser ses recherches.
Au fil des mois, Jayden n’était plus pour lui qu’un élève extrêmement doué, il le percevait d’une certaine manière comme un fils.
Leurs discussions sur l’importance du toucher amenèrent le Dr Miller à perfectionner le système sensoriel de ses prothèses.
Le tout ne résidait pas dans le simple fait de permettre au cerveau de la personne de recevoir les sensations provenant des prothèses, mais d’en arriver à les interpréter, à leur donner un sens. Pouvait-il faire mieux que mère nature l’avait fait avec l’humain ? Il croyait que oui.
C’est ce qu’il réussit effectivement à accomplir. Il ne s’attendait pas à cela, mais sa joie ne provenait pas de sa réalisation elle-même, mais du fait qu’il allait offrir à son élève préféré la chance d’être le premier à les utiliser.
Quand le Dr Miller lui apprit la nouvelle, Jayden se mit à sauter de joie comme un fou dans le laboratoire. Il s’arrêtait, se tapait les cuisses et recommençait à sauter en répétant : « C’est incroyable… c’est juste incroyable. » Le sourire sur le visage du chercheur en disait long sur le bonheur qu’il ressentait à ce moment.
La greffe des prothèses eut lieu 17 jours plus tard.
Miller ne voulait rien prendre à la légère. Jayden dut subir de nombreuses évaluations tant sur le plan neurologique, physiologique que psychologique.
Le Dr Miller révisa, avec les chirurgiens qui allaient participer à l’intervention, les nombreuses étapes de la greffe. Il ne voulait rien laisser au hasard. Il pensait à ce moment davantage à Jayden qu’à l’impact qu’aurait cette incroyable réalisation sur sa carrière. Il tenait beaucoup plus à Jayden qu’à qui que ce soit ou quoi que ce soit d’autre.
Un soir, alors qu’il était seul chez lui... En fait, il avait toujours été seul. Il avait consacré sa vie à sa carrière. Maintenant âgé de 57 ans, l’arrivée de Jayden dans sa vie lui avait fait prendre conscience qu’il pouvait y avoir plus important. Il ne regrettait pas son choix de vie.
Cependant, à ce moment, il souhaitait profiter de cette opportunité pour offrir à Jayden, ce qu’il n’avait pu offrir à quiconque.
La greffe des prothèses se déroula à merveille. Après l’intervention, le Dr Miller était déjà à son chevet, attendant qu’il se réveille.
première personne que vit Jayden en se réveillant était le visage souriant du Dr Miller. Il se tenait les mains dans le dos. Il attendait qu’il soit totalement réveillé avant de le toucher.
« Comment ça va petit ? demanda-t-il
- Je pense que tout va bien, répondit Jayden.
- Ne bouge pas trop pour le moment, prends le temps de bien récupérer. »
Malgré les consignes du Dr Miller, Jayden souleva malgré tout sa tête et regarda de chaque côté de son corps. Il reposa la tête lourdement sur l’oreiller et dit les sanglots dans la voix : « Ça a vraiment fonctionné.
- Ça a vraiment fonctionné, répondit le Dr Miller.
- C’est incroyable, ajouta Jayden.
- Je sais, dit le docteur en souriant. »
Sans s’en rendre compte, Jayden balançait sa tête de gauche à droite, comme pour permettre à son esprit d’accepter cette nouvelle réalité.
Le Dr Miller, toujours les mains dans le dos, lui demanda : « Tu es prêt pour le premier test ?
- Je ne suis pas certain, j’ai un peu peur, répondit Jayden.
- Ne t’en fais pas, il est très simple, tu n’as rien à faire. Reste calme et ferme les yeux. »
Jayden arrêta de bouger la tête et ferma les yeux. Le Dr Miller déplaça doucement sa main droite dans les airs et l’approcha lentement de la main robotique de Jayden. Il l’arrêta à quelques centimètres au-dessus d’elle. Il sentait son cœur battre dans sa poitrine. Il souhaitait tellement pour la première fois depuis des années, que Jayden puisse enfin sentir le toucher d’une autre personne.
Doucement, il déposa sa main sur celle de Jayden. En une fraction de seconde, il vit sa réaction. Il restait allongé sur son lit, sans ouvrir les yeux. Il se mit à pleurer. Reprenant le contrôle de lui-même après ce qui sembla une éternité au Dr Miller, Jayden dit : « Vous touchez ma main droite. »
Il ouvrit ses yeux, remplis de larmes. Il regarda le Dr Miller et ensuite souleva la tête pour regarder sa main. Sur la sienne, il voyait celle de son mentor. Il leva avec lenteur son nouveau bras. Le Dr Miller suivit le mouvement. Le bout de leurs doigts se touchait. Ils étaient émerveillés. Ils comprenaient le miracle qui venait de se produire sous leurs yeux.
Dans les jours qui suivirent, il débuta le programme intensif de rééducation. Jayden y investit tout son cœur et ses efforts. Il maîtrisa rapidement ses prothèses et développa une dextérité impressionnante.
En observant les gens autour de lui, il considérait même qu’en si peu de temps, il les surpassait sur tous les points. Mais il ne s’attendait pas à ce que ses prothèses lui permettent d’étendre sa perception du monde.
Son sens du toucher ne cessait de croître. Déposer simplement le bout des doigts sur une table lui permettait de sentir les vibrations environnantes, de reconnaître l’impact de pas au sol, de sentir les différents mouvements des molécules du bois dont elle était constituée.
En touchant l’épaule d’une personne, il pouvait sentir son cœur battre et ressentir ses émotions. En plaçant ses mains sur un arbre, il pouvait sentir la photosynthèse, la libération des molécules d’oxygène par les feuilles et percevoir le travail des racines à l’intérieur du sol.
Au début, lorsque les informations sensorielles affluaient de façon chaotique vers son cerveau, il éprouvait de l’angoisse, et souvent même de la douleur. Il ne recula pas face à ces difficultés. Il savait qu’en se calmant et qu’en répétant les différentes expériences sensorielles qu’il tentait, que son cerveau finirait par organiser ces informations et leur donner un sens.
Jayden et le Dr Miller passèrent d’innombrables heures à documenter et discuter de ces expériences. Ils ne se limitaient pas qu’à l’aspect scientifique. Jayden partageait sans retenue ses émotions, ses sensations, ses découvertes, et surtout, comment cela le transformait sur le plan humain.
Quelques mois plus tard, sa transformation s’accéléra. Il se sentait maintenant connecté avec son environnement et les gens qui l’entouraient, sans avoir à toucher qui que ce soit ou quoi que ce soit directement.
Sa perception s’étendait bien au-delà de ce qu’il était possible d’imaginer. Quand il en parla au Dr Miller, celui-ci sembla inquiet : « Si tu as peur ou que ça t’inquiète, il suffit de réduire l’efficacité du système sensoriel de tes prothèses.
- Non, je préfère continuer. Nous allons maintenir nos rencontres régulières et s’il y a quelque chose qui semble anormal, alors vous pourrez le faire, dit Jayden.
- Ça ne te semble déjà pas anormal ? répliqua le Dr Miller.
- Je dirais que c’est plutôt supra normal, répondit Jayden. »
Les progrès continuèrent. Il arriva un point où il comprit comment interpréter les vibrations subtiles émises par le corps d’une personne pour en arriver à lire ses pensées et comprendre ses émotions.
Quand il rapporta ce nouveau phénomène au Dr Miller, il dit : « Je n’arrive plus à juger les gens. Je comprends ce qu’ils vivent et pourquoi ils agissent comme ils le font. Je suis devenu indulgent.
- Tu n’étais pas comme cela avant ? demanda le Dr Miller.
- Non… Je ne pense pas. Comme tout le monde, j’avais le jugement et la critique facile…
- Et tu aimes ce que tu es en train de devenir ?
- Je découvre la beauté du monde, c’est magnifique, répondit Jayden.
- J’en suis heureux pour toi, ajouta le Dr Miller souriant. »
Jayden parlait souvent à ses parents par visioconférence. Depuis que leur fils portait ses nouvelles prothèses, leur joie était inexplicable. Eux seuls pouvaient comprendre. Lors de leurs conversations, il leur racontait le strict nécessaire. Il évitait de leur parler de ses nouveaux talents.
Depuis sa greffe, il n’était pas retourné à la maison. Il leur promit de le faire très bientôt. Pour leur faire plaisir, il leur montrait chaque fois à quel point sa dextérité était impressionnante. Ses parents versaient des larmes de joie chaque fois. Ils étaient si heureux et si fiers de lui.
Même s’il hésitait à l’appeler par son prénom, le Dr Miller était devenu pour lui un deuxième père. Il percevait avec une grande acuité l’amour que cet homme éprouvait à son égard. Il percevait aussi les recoins les plus cachés de son âme. Jayden voyait qu’il avait atteint son objectif sur le plan professionnel, mais l’homme s’interrogeait sur sa vie. Il comprenait que cela l’avait mené à rencontrer Jayden, mais il commençait à regretter d’avoir été un homme si solitaire.
Jayden sentit aussi que le cœur de son mentor devenait malade. Il vieillissait.
Un jour, alors qu’il était assis sur un banc dans la cour derrière le laboratoire, il ressentit à sa manière habituelle l’environnement. Le monde prenait une nouvelle dimension au fur et à mesure où, sans effort, il laissait les informations sensorielles pénétrer son cerveau.
C’est à ce moment qu’il se demanda s’il pouvait transmettre de l’information sensorielle. À ce jour, il captait et interprétait les informations sensorielles avec une acuité inconnue des humains. Il décida donc de s’efforcer d'interagir avec elles et de tenter de les partager avec d’autres personnes.
Il comprit aussi qu’il commençait à utiliser le terme : information sensorielle, au lieu d’information tactile. Tous ses sens maintenant, et pas seulement le toucher, s’étaient développer et unissaient leurs capacités pour accroître sans cesse sa perception et ses connaissances du monde.
Il voulait redonner en échange de ce qu’il avait reçu. Principalement à l’homme qui avait transformé sa vie.
Jayden s’entraîna à développer sa capacité à transmettre de l’information sensorielle et à interagir avec celle à sa portée.
À la même période, le Dr Miller lui demanda s’il voulait participer à la rédaction du livre qui parlerait de leurs avancées scientifiques. « Ce sera pour moi la concrétisation de ma carrière et pour toi, le début d’une des plus grandioses », avait-il dit.
Ils commencèrent donc à travailler sur ce projet d’envergure. Pendant ce temps, Jayden progressait. Il atteignait un niveau de perception du monde et une capacité d’échanger de l’information avec lui qui dépassait l’imagination.
Un jour, alors que Jayden était assis aux côtés du Dr Miller afin de travailler sur la rédaction de leur ouvrage, il déposa doucement sa main robotique sur la sienne et lui transmis tout l’amour qu’il éprouvait pour lui.
Percevant l’intensité de cette émotion à travers tout son corps, il figea. Il sentit le vide qu’il ressentait en lui depuis tant d’années se remplir, et il se mit à pleurer toutes les larmes de son corps. Jamais il n’avait été envahi par tant d’amour auparavant.
Cela nécessita plusieurs minutes avant qu’il ne reprenne le contrôle de lui-même. Il s’essuya maladroitement le visage avec les manches de son sarrau. Il regarda Jayden et dit la voix pleine de reconnaissance : « Merci pour tout… Mais pour le moment ne me touche pas s’il vous plaît, tu sais que c’est beaucoup plus d’amour qu’un homme normal peut encaisser. »
Près de trois ans plus tard, leur ouvrage scientifique intitulé : Sensation, parut. Il connut un succès planétaire. Bien qu’il exposât les avancées scientifiques concernant le traitement des informations tactiles, les deux auteurs prirent le risque d’aller plus loin. Ils révélèrent au monde que la science permet à l’être humain d’évoluer au point de devenir capable de toucher l’âme des gens.
Trois mois plus tard, alors qu’il avait enfin pris le temps de rendre visite à ses parents, Jayden reçu un appel. Une infirmière du centre hospitalier au sein duquel se trouvait leur laboratoire, lui apprenait que le Dr Miller avait été hospitalisé à la suite d’un infarctus. La situation était grave. Il était dans le coma et il avait peu de chances de se réveiller.
Jayden prit un vol la journée même et fut autorisé à le voir. Inconsciemment, l’homme avait lutté toutes ces heures afin de rester en vie. Il ne voulait pas mourir sans la présence du jeune homme qu’il aimait tant.
Jayden s’approcha de lui, les deux mains dans le dos et dit : « Je suis là maintenant. » Il avança doucement la main et la déposa sur sa poitrine. Immédiatement, il ressentit ses pensées et ses émotions. Jayden lui transmit les siennes. Ils partagèrent ainsi leur amour l’un pour l’autre. Une larme coula le long du visage de celui qu’il aimait comme un père.
C’est alors qu’à travers sa main, il lui communiqua cette phrase : « Tu peux partir maintenant. Tout ira bien. Je te le promets. »
Il expira une dernière fois et Jayden sentit la vie quitter son corps. Il put pendant quelques secondes capter une nouvelle série d’informations sensorielles, celle de l’âme qui s’en allait vers il ne savait où.
Leur ouvrage Sensation, marqua les scientifiques à travers la planète et ouvrit de nouveaux horizons scientifiques. Son mentor et lui étaient à l’origine même de cette révolution scientifique.
Jayden ne pouvait s’imaginer qu’il serait bientôt impliqué dans d’innombrables autres avancées.
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Dessin: Derek Lévesque
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